Cette chronique est présentée par Gabrielle Halpern chaque mardi dans le journal de 12h sur la radio RCJ et vous offre un regard philosophique sur l'actualité.
Et si la crise sanitaire avait modifié notre rapport au passé et à l’avenir ?
Lors du premier confinement, nous n’entendions parler que du monde d’après ; puis les autres confinements ont eu lieu, et nous n’avons entendu parler que du monde d’avant… Pour y réfléchir, j’aimerais partager avec vous un vers du poète Abraham Sonne, de son vrai nom Avraham Ben-Yitzhak. Très peu connu, il a pourtant marqué toute une génération d’artistes et d’intellectuels à Vienne dans les années 1930, comme Hermann Broch, Elias Canetti, James Joyce ou Arthur Schnitzler. Derrière les roses, on oublie souvent qu’il y a des jardiniers…
Il n’a publié que 11 poèmes et c’est dans l’un d’entre eux que l’on découvre ce vers énigmatique : “Heureux les semeurs qui ne moissonnent pas, car ils erreront au loin ».
Qu’est-ce qu’un semeur qui ne moissonne pas ? Est-ce encore un semeur ? Cela a-t-il un sens de semer, si l’on ne moissonne pas ? Et puis, ce bonheur promis à l’errance, n’est-ce pas, là aussi, une idée contradictoire, voire absurde ? Y aurait-il des errances heureuses ? Comment comprendre ce vers ?
Tout d’abord, il nous rappelle que si nous avons le devoir de semer, rien ne nous indique que nous ayons le droit de récolter… Mieux encore, Sonne nous rappelle que, parfois, nous pouvons nous sentir emprisonnés dans ce que nous avions semé dans le passé et qu’il nous faut apprendre à y renoncer si nous voulons nous en libérer. Chacun d’entre nous sème des graines à un moment donné de sa vie, pensant que c’est de ces céréales dont il aura besoin pour se repaître plus tard : mais qui se connaît au point d’être certain de ce qu’il désirera dans 6 mois, dans 1 an, dans 5 ans ? Qui est suffisamment sûr de soi pour tout savoir de ses manques et de ses besoins futurs ? Non, toutes les graines que nous avons semées ne sont pas bonnes à récolter. Il y a sous-jacente l’idée non pas d’abandonner ses moissons, mais de prendre acte qu’elles ne nous correspondent plus et qu’elles sont peut-être destinées à d’autres.
Ne soyons pas sédentaires, nous dit Sonne, ne nous enfermons pas dans les graines du passé, ne nous laissons pas emprisonner dans une identité qui ne nous correspond plus et ayons le courage de la métamorphose ! C’est en ayant le courage d’errer au loin, de s’éloigner de ce que l’on connaît déjà, que l’on redeviendra vivant… “Heureux les semeurs qui ne moissonnent pas, car ils erreront au loin ». Et vous, comment comprenez-vous ce vers de Sonne ?
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