Cette chronique est présentée par Gabrielle Halpern chaque mardi dans le journal de 12h sur la radio RCJ et vous offre un regard philosophique sur l'actualité.
« Si l’on vous dit « intelligence artificielle », vous ne pensez pas forcément ni immédiatement à Friedrich Nietzsche. Moi oui, mais j’ai un biais, ayant passé une bonne partie de mon été dans les archives du philosophe, en particulier à la Maison Nietzsche de Sils-Maria. Pour ceux qui ne connaissent pas Sils Maria, il s’agit d’un petit paradis, situé en Suisse, au bord d’un lac entouré de montagnes où Nietzsche a passé plusieurs étés pour marcher, chercher une forme de sérénité et écrire ses œuvres. Au cours des nombreuses marches qu’il a faites dans les montagnes, il a notamment eu tout le loisir de réfléchir à la question de la pensée. Qu’est-ce qui la constitue ? Qu’est-ce qui la définit ?
Et c’est ainsi qu’au détour d’un ouvrage, le philosophe écrit : « Certains ne parviennent pas à devenir des penseurs, parce que leur mémoire est trop bonne »[1]. Cette affirmation pose mille questions : une bonne mémoire nous empêcherait-elle de penser ? Penser implique-t-il une forme d’oubli ? Que doit-on oublier pour pouvoir être à même de penser ? Faut-il oublier pour pouvoir penser ?
De quoi empêcher de dormir le pauvre René Descartes qui déclarait deux siècles plus tôt « je pense, donc je suis », c’est-à-dire que le fait de penser prouve que j’existe, autrement dit, penser, c’est d’abord me souvenir que j’existe !
Alors on en revient à la question située au cœur de l’affirmation de Nietzsche : que doit-on oublier pour pouvoir être à même de penser ? Si l’on se souvenait de tout parfaitement, à travers une mémoire photographique de tout ce que l’on voit, goûte, touche, sent et entend, ne serait-on pas envahi de souvenirs au point de ne pas pouvoir les penser ? Une trop bonne mémoire pourrait peut-être empêcher le cerveau de faire des liens entre les choses, des associations d’idées, des mises en perspective, - ce qui constitue le fait même de penser -, puisque le cerveau serait trop obnubilé par ce dont il se remémore. Une autre hypothèse voudrait que l’oubli créant des vides, des manques, des appels d’air, la pensée se met alors en branle, ce qui ne serait pas le cas s’il n’y avait aucun oubli.
Cela pose alors la question de la pensée de ChatGPT et plus généralement de l’intelligence artificielle générative. Cette dernière a une mémoire extraordinaire, puisqu’elle est en mesure de traiter des milliards de données. Mais lorsque ChatGPT nous répond, a-t-il pensé ou s’est-il souvenu ? « Certains ne parviennent pas à devenir des penseurs, parce que leur mémoire est trop bonne » »…
[1] Friedrich Nietzsche, Opinions et sentences mêlées, traduit de l’allemand par Henri Albert, Mercure de France, 1902, p. 76.
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