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Les affiches parisiennes- La Une : Tous centaures... Ou presque!

Dernière mise à jour : 12 avr. 2021



Gabrielle Halpern est docteur en philosophie. Ancienne conseillère de cabinets ministériels, elle a travaillé pendant quatre ans aux cabinets des ministres de l'Economie et des Finances, de la Recherche et de l'Enseignement supérieur et de la Justice. Elle vient de publier “Tous Centaures”, un livre qui fait l'éloge de l'hybridation. Elle y développe sa conception de ce phénomène.


Affiches Parisiennes : Pouvez-vous nous parler de votre parcours et nous dire ce que vous faites actuellement ?


Gabrielle Halpern : Je suis docteur en philosophie et, parallèlement à mon doctorat, j'ai effectivement travaillé pendant quatre ans en cabinet ministériel, dans différents cabinets, au ministère de l'Économie et des Finances, au ministère de la Recherche et de l'Enseignement supérieur et au ministère de la Justice. J'ai ensuite été directrice générale adjointe d'un incubateur de start-up. Aujourd'hui, je conseille des entreprises et des institutions publiques sur des sujets de stratégies, parallèlement à mes travaux de recherche que je continue à mener en tant que chercheur-associé à l'École normale supérieure. C'est un parcours hybride avec à la fois un pied dans la recherche, la philosophie, la politique et tout ce monde des start-up, les entreprises et les institutions publiques, puisque je continue à les conseiller.


A.- P. : Vous venez d'évoquer l'hybridation. Vous avez d'ailleurs publié un livre “Tous Centaures !” qui en fait l'éloge. Pouvez-vous nous expliquer ce que vous entendez par “hybridation” ?


G. H. : D'abord, une petite précision par rapport à ce livre. Il est le fruit “grand public” de ma thèse en philosophie que j'ai consacrée au sujet de l'hybridation. D'ailleurs, dans ma thèse, il n'y avait pas que de la philosophie, mais aussi de l'économie, des sciences cognitives et de la théologie. Si j'ai décidé de m'intéresser à ce sujet, c'est parce qu'à l'époque, ce terme “hybride” n'existait pas vraiment dans le débat public et quand on l'entendait, il avait une connotation assez négative. Il y a quelque chose de suspect dans ce qui est hybride. Donc, j'ai voulu m'intéresser à cette question de l'hybride, de l'hybridation, pour voir ce qu'il y avait dessous, pourquoi il y avait un tel imaginaire, une telle connotation négative et essayer de comprendre un peu les choses.


L'hybride, je le définis comme ce qui est mélangé, contradictoire, hétéroclite. C'est tout ce qui n'entre pas dans nos cases. Or, on a bâti notre rapport à la réalité avec la raison et notre rationalité est une usine à produire des cases. Le monde a toujours été un peu hybride, mais aujourd'hui, on sent une tendance à un processus d'hybridation accélérée du monde, qui touche absolument tous les domaines. C'est cela qui m'a décidé à travailler là-dessus dans ma thèse, parce que j'ai senti à l'époque qu'il y avait une évolution qui ferait que cette hybridation allait toucher absolument tous les domaines de notre vie et devenir la grande tendance de notre temps.


A.- P. : C'est vrai que l'on vit des changements importants, à l'image de cette crise sanitaire sans précédent. Pourquoi est-ce important, notamment pour les entreprises ?


G. H. : C'est important de parler de ce sujet parce que cette hybridation peut être déstabilisante. On se rend compte que la réalité n'entre plus dans nos cases. Je vais vous donner quelques exemples. Avant, un téléphone c'était simple, il servait à téléphoner, cela n'avait qu'une seule fonction. Aujourd'hui, il y a une hybridation des objets et le téléphone en est un bel exemple, puisqu'il est aussi une radio, un scanner, un GPS, un compteur de calories, etc.


La définition du téléphone est totalement questionnée et les fabricants de téléphones qui ont, eux, imaginé de nouvelles cases s'en sortent mieux pour pouvoir continuer à se développer économiquement. Un autre exemple : les villes et les campagnes. Aujourd'hui, du fait de la prise de conscience écologique, il y a de plus en plus de projets de végétalisation au sein des villes, avec des fermes urbaines, des potagers sur les toits. Tous ces processus de végétalisation, cette hybridation de plus en plus grande entre l'urbanisation et la nature, fait que la frontière entre les villes et les campagnes va être de plus en plus ténue.

A partir du moment où toute la ville est végétalisée, qu'est-ce qui fait la différence entre une ville et une campagne ? Tous ces exemples prouvent que plus rien n'entre dans des cases, que toutes nos définitions volent en éclats et ça peut être très déstabilisant. Je dis souvent que plus le monde s'hybride, plus nos cases se vident. Le problème, c'est que les cases vides peuvent créer un appel d'air, d'où le fait que certains veuillent les remplir avec autre chose que la réalité comme du complotisme, des idéologies, etc. Donc, l'hybridation peut déstabiliser, peut créer un malaise dans la société. J'ai voulu essayer de comprendre ces phénomènes d'hybridation et montrer qu'ils s'apprivoisent. J'utilise l'image du Centaure, qui est un personnage qui peut sembler menaçant, pour montrer qu'il s'apprivoise. On peut tirer le meilleur de l'hybridation. Il peut y avoir de très belles opportunités à condition, effectivement, de savoir l'apprivoiser.


A.- P. : Est-ce que l'on peut rejeter ces Centaures ?


G. H. : Dans le passé, ils ont été rejetés. J'ai effectivement décidé d'étudier un peu l'Histoire des idées occidentales, où le rapport à l'hybride est particulier. Le moment où l'on a vraiment pensé l'hybride, c'est dans l'Antiquité, avec ce mythe du Centaure. Dans les textes, il est presque toujours dépeint comme un personnage menaçant, mi-homme, mi-cheval, sans être ni homme ni cheval. En soit, il n'a pas réellement d'identité, ou alors, il en a trop ! En plus, on ne sait pas vraiment d'où il vient, quelle est son origine. Il véhicule donc quelque chose de suspect. Et comme nous avons toujours pensé le monde à travers le prisme de l'identité, c'est quelque chose qui nous déstabilise.


Il y a vraiment une connotation très négative avec les gens hybrides. Très souvent, ils peuvent être rejetés. Quand je parle de ces personnes, je pense à celles qui ont des cultures différentes, un enfant dont les parents ont des religions différentes, une famille qui a émigré, mais aussi une personne qui a changé de métier ou de vie. Finalement, on a un pied dans plusieurs mondes, mais on est entre les mondes, donc nulle part. Et le problème des habitants de ces différents mondes, c'est qu'ils ne vous considèrent pas vraiment comme l'un des leurs. Du coup, vous n'êtes ni d'ici ni d'ailleurs et ça peut être quelque chose qui peut être difficile à vivre pour ces fameux Centaures.


A.- P. : En effet, les personnes dites “classiques” pourraient avoir peur d'une personne qui, comme le Centaure dans la mythologie, présente une certaine intelligence et difficile à apprivoiser...


G. H. : Oui, parce que pour moi, l'intelligence du Centaure, c'est cette capacité à créer des ponts, sans idées préconçues entre des mondes radicalement différents, voire totalement contradictoires, entre des idées, des cultures ou, si l'on parle de l'entreprise, entre des secteurs, des usages, des entreprises, des industries différentes.


S'agissant des entreprises, à l'heure où elles sont en train de chercher une manière de pouvoir, soit renaître, soit être plus résilientes dans la période actuelle ou alors trouver des nouveaux relais de croissance, là, l'hybridation peut être vraiment une approche intéressante pour elles. On est passé d'une société industrielle à une société servicielle et maintenant, on est plutôt dans une société des usages, où l'industriel et le serviciel se sont hybridés. Donc, aujourd'hui, le secteur industriel ne peut plus se penser sans avoir cette approche par l'usage, sans s'hybrider avec le serviciel. On le voit effectivement avec les laboratoires pharmaceutiques qui sortent progressivement du paradigme du médicament et qui proposent maintenant des parcours de soins pour accompagner les patients, mais on pourrait y réfléchir dans beaucoup d'autres domaines. Le fait qu'on soit entrés dans une société des usages, cela change énormément de choses dans la manière dont on pense la relation avec les clients, la manière dont on va innover, la manière dont on va concevoir les outils numériques, etc.


Ce que je ne voudrais pas qu'on pense, c'est que l'hybridation est un autre mot pour dire diversification. Si on prend une entreprise américaine comme le Groupe Mars, par exemple, elle a racheté un certain nombre de marques sans lien entre elles, du riz au chewing-gum, en passant par les cliniques vétérinaires et la nourriture pour chiens et chats. Là, pour le coup, on a un groupe qui a une stratégie de diversification, c'est de la juxtaposition d'activités.


Avec l'hybridation, on est dans toute autre chose. On est vraiment dans un entremêlement, dans un croisement d'activités. Autre exemple, le groupe SEB qui était spécialisé dans le petit appareil électroménager et qui, se rendant compte que les gens s'interrogent sur leur nutrition, commence à se positionner sur un parcours d'accompagnement à l'alimentation, propose des recettes de cuisine, etc. Du coup, il y a un pas de côté qui est fait par rapport à son métier classique. C'est une hybridation, avec d'autres manières d'appréhender le grand sujet qu'est l'alimentation et la nutrition.


A.- P. : Essayons de voir sous l'angle du numérique, comment concevoir aujourd'hui l'hybridation ? Nous traversons une période très particulière qui est en train de transformer la société et les entreprises, qui s'appuient sur le numérique. Comment percevez-vous le développement de l'hybridation dans cette période extrêmement particulière ?


G. H. : D'abord, il faut tordre le cou à une idée, parce que depuis l'arrivée de la Covid, les évènements sont devenus hybrides, les formations sont devenues hybrides, le terme hybride est mis à toutes les sauces, mais quand il est utilisé, c'est pour dire « en présentiel ou en distanciel ». Pour moi, l'hybride, ça n'est absolument pas ça. Ce n'est pas juste introduire une dimension numérique à ce que je fais, sinon on passe complètement à côté de ce qu'est l'hybride.


Deuxième chose, il pourrait y avoir une sorte de biais cognitif avec la Covid où on se dirait qu'on est entré dans l'ère du tout numérique et qu'il faut aller vers la transformation numérique et le tout numérique. C'est une énorme erreur, surtout si le prochain virus est un virus informatique. Un exemple très concret, dans le secteur de la banque, beaucoup se disent que l'avenir, c'est la banque en ligne. Toutes les agences locales dans les territoires sont vendues au fur et à mesure et les banques sont convaincues d'aller dans le sens de l'histoire. Or, si on regarde les Gafa qui, eux, ont un sens de la géographie, et qui étaient jusqu'à présent plutôt des pure players, commencent à se positionner dans les territoires.

Amazon, avant la crise sanitaire, avait commencé à s'implanter territorialement à Paris, avec un concept de magasins complètement révolutionnaire. Et c'est intéressant, parce que ça dit beaucoup de choses, qu'aller dans le tout numérique, c'est une énorme erreur et qu'il faut maintenir l'implantation physique territoriale, en repensant complètement le commerce. Certes, parler de ça maintenant, ça paraît fou parce qu'il y a la Covid, mais elle ne sera pas toujours là. Ceux qui auront gardé leur agence locale et/ou qui s'implantent territorialement seront les grands gagnants, à moyen et long-terme. Il faut à la fois du numérique et une implantation locale territoriale et complètement réinventer la relation avec le client. Et là, il n'y aura pas qu'internet, mais plein de choses à inventer, en proposant justement une offre hybride, multifonctionnelle, multi-usage, matérielle et immatérielle.


A.- P. : Une question sur l'environnement, l'écologie et la transition écologique. Comment peut-on justement aller de l'avant tout en essayant de “sauver” la planète ?


G. H. : Quand j'ai commencé à réfléchir sur la question de l'hybride et au rapport à l'hybride, je me suis interrogée sur notre rapport à la réalité. Notre cerveau est ainsi fait, on appréhende le monde à travers nos cases et on fait la même chose avec la nature. On essaye de la faire rentrer dans des cases. On la pense en termes de ressources, en termes de matières premières et du coup, on la maltraite, de la même manière que l'on maltraite la réalité quand on essaye de la découper pour qu'elle puisse rentrer dans nos cases. On utilise beaucoup le mot “crise” mais, avant toute chose, je pense que ce qui est vraiment en crise, c'est notre rapport à la réalité, et donc en découle notre rapport à la nature. Finalement, la question écologique pourra être résolue quand on aura questionné ce rapport à la réalité, qu'on aura changé notre manière d'appréhender la réalité.


On entend tout le temps parler de la transition écologique, mais on n'entend presque jamais parler de la transition démographique, en particulier du sujet du vieillissement de la population. Autant, les entreprises ont vraiment pris conscience du sujet numérique, comme de la transformation numérique, et de plus en plus d'entreprises et d'institutions publiques commencent à s'y mettre, – idem pour la transition écologique qui commence à être prise à bras-le-corps par les organisations publiques et privées –, autant pour la transition démographique, ce n'est pas du tout le cas. Il n'y a pas de prise de conscience au sein des entreprises et des institutions publiques de ce sujet de la transition démographique. Or, toutes les entreprises, toutes les institutions publiques devraient s'interroger, – dès lors qu'un tiers de la population en France, en 2060, aura plus de 60 ans –, sur la façon dont cela va révolutionner la manière de concevoir des objets, d'aménager les territoires, d'aménager la ville, de concevoir l'immobilier.


Tout cela est à revoir, à repenser et personne n'a pris ce sujet à bras le corps. Les personnes âgées, c'est un peu une case dans les programmes politiques. On parle beaucoup de mixité sociale, mais quid de l'hybridation générationnelle ? Il faut faire en sorte que l'on n'ait pas une société dans laquelle les générations sont juxtaposées, mais une société dans laquelle on puisse hybrider les générations.


De manière très concrète, c'est complètement repenser les maisons de retraite, pour y mettre un incubateur de startups, un musée ou une école donnant des cours d'informatique. Idem, mettre des expositions de peinture dans les gares ou les salles de sport ! Tout le sujet est comment faire en sorte que des publics hétéroclites, des générations radicalement différentes se croisent.


L'hybridation générationnelle, c'est un énorme sujet de société politique qu'il faut absolument prendre en compte dès aujourd'hui.


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