La philosophe Gabrielle Halpern a publié une étude à la Fondation Jean Jaurès concernant l'avenir de l'agriculture, en la mettant en perspective avec ses travaux de recherche sur l'hybridation, pour le campus de formation Hectar, dirigé par Audrey Bourolleau.
Le fait que l’hybridation soit la grande tendance de notre temps est le signe positif que nous sommes enfin prêts à quitter nos silos, et ainsi l’entre-soi qui les caractérisaient, pour aller vers ce qui est radicalement différent de soi et y trouver de quoi réinventer les lieux, les usages, les manières de travailler, d’habiter, de se former… Mais aussi de cultiver ? Et, si le monde agricole est en effet également concerné par cette hybridation à l’œuvre dans de si nombreux domaines, quelles formes prendrait-elle et quelles solutions apporterait-elle ?
Depuis plusieurs années, nous assistons à un phénomène d’hybridation1 accélérée de notre monde qui touche de nombreux domaines de notre vie2. Est hybride ce qui est mélangé, hétéroclite, contradictoire, c’est tout ce qui n’entre pas dans nos cases, c’est le fruit de mariages improbables.
Les écoles, les universités, les laboratoires de recherche, les entreprises, les administrations publiques commencent, partout et de plus en plus, à collaborer de manière plus étroite ; ce qui accroît le nombre de doubles diplômes, brouille les fiches de poste et les métiers et chamboule les modèles organisationnels et les identités professionnelles. Les objets n’échappent pas à la règle et s’hybrident également : le téléphone, pour prendre l’exemple le plus trivial, est aussi un réveil, une radio, un scanner ou un appareil photo. Il est paradoxalement, et tout à la fois, un espace/temps de loisir et de travail. Les territoires, eux, voient se multiplier les « tiers-lieux » : des endroits insolites qui mêlent des activités économiques de services, avec de la recherche, des startups, de l’artisanat, de l’innovation sociale ou encore des infrastructures culturelles. Par ailleurs, les entreprises prennent de plus en plus conscience de leur responsabilité sociétale ; et l’économie sociale et solidaire, une économie hybride par excellence – puisqu’il s’agit d’hybrider des logiques économiques et des logiques sociales et solidaires –, pourrait bien devenir le modèle de demain.
De même, l’art sort enfin des musées et des galeries pour aller à la rencontre du plus grand nombre dans les gares, dans les rues, dans les commerces et les hôpitaux. Les modes de consommation et de commercialisation suivent également cette grande tendance à l’hybridation et l’on voit émerger de nouveaux types de magasin où il ne s’agit plus seulement de vendre et d’acheter, mais également de jouer, de se cultiver, de se rencontrer… Il y a une hybridation, non pas seulement des canaux (distanciel/présentiel), mais aussi des usages, des secteurs, des générations, des univers et des fonctionnalités.
Ces hybridations peuvent être déstabilisantes, mais elles nous rendent meilleurs ! D’abord, elles nous apprennent que nous devrions remettre en question nos vieilles cases, en réinventant la ville, l’école, le musée ou l’entreprise ; cela nous rendra plus intelligents et plus créatifs, plus humbles, moins systématiques et moins dogmatiques. Elles mettent en évidence l’absurdité des silos que nous avons créés et qui ont mené aux fractures sociales, territoriales, économiques, professionnelles et générationnelles que nous connaissons et elles ouvrent de nouvelles voies.
Entreprendre
L’envie d’entreprendre est de plus en plus prégnante dans notre société. Il est d’ailleurs intéressant que l’année 2020, année du surgissement de la Covid-19 dans nos vies, ait vu la création de près de 848 000 nouvelles entreprises, soit une hausse de 4% de création d’entreprises de plus par rapport à l’année précédente3.
Une nouvelle figure : l’entrepreneur
Ce désir d’entreprendre se retrouve également dans le monde agricole, avec l’arrivée progressive de nouveaux acteurs en tant qu’« entrepreneurs agricoles ». Le secteur agricole était jusqu’à présent dans une évolution qui semblait inexorable4 : augmentation de la taille des exploitations et diminution du nombre des agriculteurs exploitants, passant de 7,1% en 1982 à 1,5% en 20195. Il y a urgence à inverser la tendance, puisque, comme l’a rappelé le ministre de l’Agriculture et de l’Alimentation, Julien Denormandie, lors du lancement en juillet 2021 d’une grande campagne de recrutement pour « les métiers du vivant » (agriculture, pêche, paysage…) : « Un exploitant sur deux va partir à la retraite dans les cinq à dix ans à venir tandis que 70 000 offres d’emploi ne trouvent pas preneur. »
Justement, un frémissement se laisse entrevoir, avec l’installation de jeunes agriculteurs6 : il y en a par exemple entre 650 et 750 par an en Bretagne, même si ce n’est pas encore suffisant pour assurer la pérennité de cette activité sur le territoire et qu’il en faudrait un millier7. Les installations de nouveaux agriculteurs ne compensent toujours pas les départs, mais il est indéniable qu’il y a une tendance positive à l’œuvre. Selon les chiffres de la MSA, 14 319 nouveaux agriculteurs ou agricultrices se sont installés en 2017, soit 173 de plus qu’en 2016. Yannick Sencébé, chercheuse à l’INRAE et enseignante en sociologie rurale à Agrosup Dijon, explique que « relancer le métier passe par l’accueil de néo-paysans, qui représentaient déjà 62,4% des nouveaux agriculteurs en 20188 ».
Ces installations tardives correspondent le plus souvent à des urbains ou professionnels en deuxième partie de vie professionnelle ; les jeunes citadins qui se lancent dans l’agriculture représentent un tiers du renouvellement de la profession annuelle9. Le témoignage de ce néo-agriculteur est intéressant : « Nous avons réduit drastiquement nos revenus mais aussi nos dépenses […]. Une fois qu’on trouve un métier qui a du sens, on n’envisage pas les revenus de la même façon. Nourrir les hommes avec des produits sains et bons, préserver l’environnement, l’eau, la biodiversité, redynamiser les zones rurales, créer un lien entre la ville et la campagne… Être paysan est une profession pleine de sens puisqu’elle est indispensable à la survie de l’Homme10. » Un acronyme est apparu pour désigner ces nouveaux arrivants : NIMA, pour Non issu du monde agricole. Ces NIMA, issus d’autres mondes, sont typiquement ce que l’on pourrait appeler des « centaures11 », c’est-à-dire des individus hybrides, ayant un pied dans plusieurs mondes, plusieurs formations, plusieurs métiers. L’arrivée de ces entrepreneurs est facilitée par des dispositifs d’aide à l’installation, comme la dotation Jeunes Agriculteurs ou l’accompagnement d’accélérateurs dédiés aux startups du monde rural.
Des métiers réinventés
Les obstacles et les contraintes rencontrés sont paradoxalement des aiguillons pour imaginer des modèles économiques, des modèles organisationnels, des modèles agricoles nouveaux. La diversification des canaux de distribution, la recherche de la désintermédiation et la prise de conscience de la nécessité des circuits courts conduisent les agriculteurs à aller directement vers la restauration collective ou vers les restaurants haut de gamme, à s’occuper eux-mêmes de la transformation12 ou encore à développer des dispositifs de « drive fermier ». On voit aussi une diversification croissante des activités.
En effet, 42% des exploitations exerçaient en juin 2019 plusieurs activités, notamment la vente directe et la production d’énergie13. Selon une étude de l’Ademe, l’agriculture est aujourd’hui à l’origine de 20% de la production d’énergies renouvelables. Les exploitations agricoles participeraient autant à la production d’énergies renouvelables qu’elles ne consomment d’énergie (4,5 Mtep). À ce jour, cette contribution est essentiellement liée à la production de biomasse pour les biocarburants et au développement de l’éolien sur des terres agricoles. On voit naturellement se multiplier les initiatives autour de la méthanisation à la ferme ou du photovoltaïque, chez 50 000 exploitations françaises. L’Ademe estime qu’elles seront 140 000 d’ici à 203014. Selon cette étude, en 2015, la contribution du secteur agricole à la production d’énergies renouvelables représentait un chiffre d’affaires de 1,4 milliard d’euros, soit l’équivalent de 2% du chiffre d’affaires de l’agriculture : « Le développement des énergies renouvelables, la transition écologique permet aux agriculteurs de diversifier et de renforcer leur revenu, pour des montants pouvant aller de quelques milliers d’euros de réduction de leur facture énergétique à plus de 15 000 euros de revenus complémentaires15. » L’étude a identifié plus d’une cinquantaine de modèles d’affaire possibles offrant aux agriculteurs des opportunités selon leur filière, leur contexte pédo-climatique, leur volonté d’implication dans la gouvernance des projets, d’investissements financiers, de temps de travail, de risques et d’acceptabilité sociale. Les énergies renouvelables constituent une nouvelle filière pour le monde agricole en plein développement.
Sortir des cases
Qu’est-ce que cette philosophie de l’entrepreneuriat porte-t-elle ? Saint Augustin écrivait que « l’homme a été créé pour qu’il y eût du commencement ». Hannah Arendt a repris à son compte cette philosophie que l’on pourrait qualifier de « philosophie de l’initiative » pour dire que c’est notre capacité à amorcer du changement, de l’inédit, de l’insolite, de l’action, qui constitue notre singularité, en tant qu’êtres humains. Autrement dit : « Je commence, donc je suis. » En réalité, l’être humain est par essence un « startuper »16, au sens propre du mot – to start up : commencer ! Cette capacité à démarrer quelque chose de nouveau, d’improbable, de contradictoire nous permet de faire des pas de côté, de nous échapper de toute logique déterministe, de sortir des cases, de prendre la tangente, d’opérer une rupture… Or, c’est bien cette philosophie de l’entrepreneuriat, comme « pas de côté » et comme « prise d’initiative », qui commence à se déployer dans le monde agricole : expérimentation de nouveaux modèles économiques, de nouveaux circuits de distribution, de nouveaux partenariats, de nouvelles manières de cultiver et d’élever, de nouvelles manières de vivre et de travailler, de nouveaux modèles organisationnels.
La prise de conscience écologique ou encore le besoin de plus en plus important pour les nouvelles générations d’avoir un meilleur équilibre de vie opèrent des ruptures par rapport à des sillons passés. Nous assistons d’ailleurs à un renouvellement du champ lexical : il ne s’agit plus d’être un chef d’exploitation, mais un chef d’entreprise. Il ne s’agit plus « d’exploiter », mais de construire un nouveau pacte avec la nature ; de la même manière que Jean-Jacques Rousseau parlait de « contrat social », nous pourrions parler d’un nouveau « contrat naturel » entre les professionnels du monde agricole et la nature, basé sur des fondations nouvelles. On voit apparaître aussi la terminologie « métiers du vivant17 », qui englobe des métiers de l’agriculture, de la pêche, de l’agroalimentaire, des paysages et de la forêt.
Cette explosion des cases apporte des bénéfices aux professionnels : diversification des revenus, plus grande autonomie, moindre dépendance dans la chaîne économique ou encore meilleurs équilibres de vie. Cela correspond aussi à un changement générationnel, où les nouvelles générations souhaitent plus de liberté et un travail multitâches, etc.
Les agriculteurs et les éleveurs sont par essence des scientifiques qui expérimentent sans cesse : ils sèment, ils observent, ils adaptent, etc. Ils sont dans ce que l’on pourrait appeler un « test & learn » permanent, dans un rapport au temps très singulier – semblable à celui des chercheurs –, puisqu’ils sont dans le temps long. L’hybridation du monde agricole sera pleinement possible seulement si cet esprit scientifique d’expérimentation permanente demeure. L’agriculture est donc un secteur « chanceux » par rapport à d’autres secteurs qui n’ont pas cette habitude de l’expérimentation ancrée et cela renforce l’idée selon laquelle ce secteur peut détenir les clés, par exemple, pour faire face au changement climatique et trouver des solutions inédites pour la transition écologique18.
Cultiver – élever
L’hybridation au sein du monde agricole s’exprime également dans la manière dont les cultures et les élevages évoluent. En effet, la culture de la terre et l’élevage des animaux voient apparaître de nouvelles manières de faire, qui semblent dessiner de nouveaux liens entre les parties prenantes et de nouveaux positionnements au sein des territoires.
Cultiver la terre – élever les animaux
Les expérimentations d’hybridation sont de plus en plus nombreuses, avec des liens intéressants entre la culture et l’élevage, comme en témoigne le concept d’investisseurs de Fermes en vie qui développent des synergies entre ateliers de production, transformation à la ferme et vente directe ou en circuits courts.
Par ailleurs, la culture de la terre, comme l’élevage des animaux, comme les vies professionnelle et privée, évoluent vers un autre rapport au vivant : celui du « soin ». Cette philosophie du « care » se manifeste par une attention accrue aux rythmes biologiques de chacun (terre, animal, humain), par une volonté d’aller vers un meilleur épanouissement. Là encore, il y a cette idée de « nouveau contrat naturel » en vue d’une réconciliation de l’humain avec la nature, qui englobe aussi une réconciliation de l’humain avec lui-même. Très concrètement, la mise en œuvre d’un pâturage tournant dynamique va tout à fait dans ce sens, permettant d’allier un meilleur soin de la terre et un meilleur soin des animaux. De même, l’école Hectar expérimente19 un modèle de laiterie basé sur une seule traite par jour, pas de transformation laitière le week-end, et un week-end sur trois travaillé. Cet exemple illustre bien la recherche de synergies entre le respect de la terre, celui de l’animal et celui de l’homme et la mise en place d’une solution permettant d’hybrider ces trois exigences, qui pourraient a priori sembler contradictoires, mais dont la contradiction a été dépassée dans l’invention d’une tierce méthode de travail.
Concernant le numérique, il permet un meilleur épanouissement et un meilleur équilibre vie privée/vie professionnelle. Par exemple, les drones apportent un certain nombre de bénéfices aux agriculteurs. Outre une meilleure rentabilité, le drone permet de récupérer facilement un maximum de données sur les parcelles cultivées et « d’apporter le produit au bon endroit, au bon moment ». Le passage du drone permet d’obtenir sur ordinateur une carte de la parcelle – précieux pour assurer une véritable traçabilité – et de savoir très précisément quelle plante est malade : « J’utilise 20% d’engrais en moins », explique un agriculteur20. On voit là très clairement les conséquences positives pour l’agriculteur et pour la terre (et pour le consommateur final). De la même manière, ces bénéfices se voient également en matière d’élevage, avec, par exemple, le collier connecté21. Par ailleurs, il peut y avoir une alliance intéressante entre la nature et les nouvelles technologies pour améliorer l’impact de l’humain sur l’environnement, comme le projet toulousain Econect22, qui mêle intelligence artificielle et animaux sentinelles pour mesurer et suivre une éventuelle pollution dans leur environnement.
Cependant, le numérique ne devrait pas être considéré comme l’avenir, mais comme une partie de l’avenir du monde agricole. Réduire l’innovation agricole à de l’innovation technologique serait terriblement restrictif et mènerait progressivement à une agriculture déshumanisée, sans agriculteur. La philosophie de l’hybridation, dans le monde agricole, entend au contraire prendre le contrepied de cette tentation et démarrer une nouvelle relation à la nature (et à l’humain), plus respectueuse. L’innovation technologique pour l’innovation technologique est absurde et néfaste ; en revanche, si elle s’inscrit dans ce nouveau contrat naturel, elle prendra tout son sens et pourra non seulement être créatrice d’emplois et d’entreprises, initiatrice d’une agriculture et d’un élevage de qualité, mais aussi d’une vie meilleure pour ceux qui en ont la responsabilité.
Il est enfin très important de rappeler qu’en agriculture, comme dans tous les autres secteurs, l’innovation ne se réduit pas à l’innovation technologique. Une agriculture hybride est une agriculture qui réussira à hybrider différents types d’innovation (technologique, organisationnelle, économique, sociale, servicielle, etc.) pour les mettre au service de ce nouveau contrat naturel tripartite.
Cultiver – élever les liens
On voit apparaître de nouveaux liens, qui mettent l’agriculteur au centre des relations et du territoire. Des associations, des tiers-lieux, des plateformes23 facilitent les échanges entre agriculteurs et néo-agriculteurs, la mutualisation24 des travaux, des fonctions support, du développement commercial ou encore le partage de matériel agricole. Enfin, on voit également naître des initiatives permettant d’hybrider des acteurs du monde agricole et des acteurs d’autres secteurs, comme le tiers-lieu L’Hermitage dans les Hauts-de-France : un lieu commun à des entrepreneurs ruraux, des ONG, des entreprises, des formateurs, des particuliers, des étudiants ou encore des collectivités.
Pour construire de véritables liens entre les entreprises d’un territoire, il faut sortir de la logique sectorielle et même briser cette case de secteur, qui crée des silos et ne correspond pas à la réalité. Le développement économique ne saurait continuer à être pensé de manière discontinue et fracturée comme s’il y avait d’un côté les entreprises du secteur agricole et, de l’autre côté, les autres secteurs. Cette logique commence à être mise en place avec des circuits courts (restauration collective d’entreprises ou cantines). Mais il faut aller plus loin vers la production d’énergie, la valorisation des déchets, etc. Des consortiums seront à construire pour ce faire, et cela donne une responsabilité supplémentaire aux décideurs publics, à travers leurs politiques publiques.
Cela change la manière dont la ferme est considérée : ces liens nouveaux changent les rapports de force entre les parties prenantes et accentuent le rôle des acteurs du monde agricole au sein du territoire.
Cultiver – élever le territoire
Le monde agricole peut jouer un véritable rôle d’ancrage et de développement territoriaux, comme c’est le cas par exemple pour la ferme du Moulin des Essarts. Ce moulin piloté par une paysanne-boulangère est en train de se transformer en une forme de tiers-lieu qui a à cœur d’animer une communauté locale, de tisser des liens sociaux, de former des stagiaires, de permettre aux habitants de mieux connaître et comprendre la vie agricole, grâce à une lettre d’information : « Il est important pour moi que la ferme ne serve pas qu’à la production alimentaire mais qu’elle soit un lieu de partage, de résistance et de diffusion culturelle. » Ces ancrages solidifiés peuvent changer la donne et provoquer chez les élus locaux une véritable prise de conscience. En effet, si les acteurs du monde agricole jouent un rôle territorial assumé et reconnu, il sera plus simple pour eux d’être soutenus, de voir leurs démarches facilitées et de compter dans les prises de décisions publiques. Il est d’ailleurs intéressant d’assister à l’émergence de prise de conscience territorialisée de l’agriculture de la part des collectivités, avec des plans de financement locaux25.
Le politique tient donc un rôle important dans cette possibilité d’hybridations permettant la réussite de la transition agricole en cours ; ce qui pose un vrai défi en termes de formation des élus ruraux – et non ruraux d’ailleurs aussi – pour leur permettre de prendre leurs décisions en parfaite connaissance de cause. Des formations croisées entre agriculteurs et élus pourraient être imaginées, de manière à y remédier… On a vu fleurir dans les territoires ruraux de nombreux espaces de coliving : pourquoi ne pas en faire des lieux d’accueil et d’animation de formations agricoles croisées ?
Faire des mariages improbables
Nous voyons émerger progressivement des hybridations au sein du monde agricole, qui le conduisent à s’ouvrir, à s’engager et à rencontrer d’autres mondes qui semblaient jusqu’à présent très éloignés de lui.
Un monde agricole ouvert et engagé
De plus en plus de cuisiniers s’intéressent au maraîchage et à l’élevage et l’on pourrait imaginer l’inverse ! C’est ce chemin qu’emprunte Merci Raymond qui va installer une ferme urbaine dans l’écoquartier LaVallée, à Chatenay-Malabry26, qui sera dotée d’un lieu de vie nommé La Grange où il y aura un café-restaurant et une salle dans laquelle pourront être organisés des événements. La ferme urbaine prévoit aussi d’accueillir des ateliers pédagogiques à destination des écoles et des acteurs éducatifs et sociaux de la ville, des visites de la ferme et des ateliers de formation et d’initiation à la permaculture et à la cuisine locale. D’autres fermes accueillent des activités plus improbables, comme des cours de yoga27. Il faudra aller au-delà de la simple juxtaposition d’activités pour qu’il y ait les prémisses de la construction d’un tiers-modèle.
En termes de mariage improbable, une initiative28, quasiment passée inaperçue, mérite que l’on s’y intéresse de très près : le petit collège Duplessis-Deville, niché en Haute-Saône, à Faucogney-et-la-Mer, s’est transformé en « établissement de services » dans le cadre d’une expérimentation lancée par le département il y a quelques mois29 qui a précédé un appel à manifestation d’intérêt du ministère de l’Éducation nationale. Concrètement, il s’agit d’ouvrir le collège au territoire et à ses habitants, afin que tous puissent bénéficier de ses infrastructures et de ses espaces. Le collège héberge une épicerie où chacun peut venir acheter une fois par mois des produits frais, issus d’une quinzaine d’exploitations agricoles aux alentours… Ce sont des élèves volontaires de la classe de 3e qui s’en occupent ! Il est prévu que le centre de documentation et d’information (CDI) devienne un espace culturel où tous les habitants peuvent venir consulter, emprunter, acheter des livres ou assister à des conférences. Par ailleurs, il se pourrait que la cantine scolaire se transforme en brasserie rurale pour accueillir tout le monde à l’heure du déjeuner ou encore que les salles de classe s’ouvrent hors du temps scolaire pour des formations pour adultes, notamment autour du numérique. De la même manière que l’école devient tiers-lieu en se transformant en « établissements de services », la ferme peut devenir tiers-lieu, elle aussi, en se transformant en « établissements de services ». C’est bien l’idée de la ferme ouverte qui commence à se développer. On voit, par exemple, l’initiative de « l’Erasmus rural » pour les étudiants en quête d’un retour aux sources : de jeunes Français s’installent dans des petits villages pour quelques mois, dans le cadre d’un programme de volontariat rythmé par des projets locaux et la richesse des rencontres30.
Pourquoi ne pas aller plus loin en imaginant des fermes-maisons de retraite ? Des espaces de coliving, de coworking et de formation installés dans les fermes ? Ces mariages improbables ne sont pas si improbables que cela : à Cachan, un verger agroécologique ouvert poussera dans le parc de l’Ehpad Cousin-de-Méricourt31.
Un monde agricole en hybridation est aussi un monde agricole engagé, avec l’accueil de détenus en fin de peine ou de personnes souffrant d’addictions32. La ferme peut devenir ce tiers-lieu qui permet à des générations, des activités, des secteurs, des usages, des intérêts, des mondes différents de se rencontrer et de se métamorphoser.
Hybridation des compétences et des formations
Cette idée de mariage improbable se voit dans celui des compétences déployées dans l’agriculture actuelle et à venir. En effet, les néo-agriculteurs (et les néoruraux le pourraient aussi !), ayant eu une ou plusieurs vies professionnelles avant, peuvent être les instigateurs d’une véritable hybridation de compétences a priori radicalement différentes, en transposant les compétences correspondant à leur vie professionnelle d’avant au monde agricole. Par exemple, une formation en école de commerce ou d’ingénieur33 permet d’avoir « une vraie capacité à monter des projets34 ». C’est là également que les liens entre les néo-agriculteurs et les agriculteurs originels peuvent être féconds. Les premiers apportent des compétences autres que la connaissance de la terre, comme le management, le marketing, le commerce, la communication.
Les formations aux métiers agricoles pourraient faire des pas de côté interdisciplinaires vers les études spatiales : en effet, des chercheurs réfléchissent à la manière dont il serait possible de se nourrir dans des milieux contraints, dotés de peu de ressources. Ces réflexions pourraient enrichir les formations agricoles qui doivent se réinventer à l’heure de la transition écologique, et inversement. Une autre initiative intéressante, en termes d’hybridation dans la formation : l’Erasmus agricole, qui permet à des jeunes de lycées agricoles en Europe de se rencontrer et de s’inspirer les uns les autres.
Se réconcilier avec l’avenir
L’agriculture et la question de l’alimentation deviennent un défi stratégique, comme jamais peut-être dans l’histoire humaine, avec une hybridation d’enjeux écologiques, géopolitiques, territoriaux, sociaux ou sanitaires. Il est donc essentiel d’inventer des solutions, elles-mêmes hybrides, qui couvriront tous ces enjeux. Par exemple, il serait néfaste de penser l’agriculture urbaine et l’agriculture rurale en silos, comme s’il s’agissait de deux mondes radicalement différents. Le pire scénario serait de laisser naître une forme de concurrence entre elles, alors que des ponts seraient à imaginer.
Par ailleurs, on entend parler toute la journée de la transition écologique et de la transition numérique, alors qu’une transition avance à grands pas dans notre angle mort : la transition démographique35. Il sera essentiel pour l’agriculture qu’elle s’interroge non pas seulement sur les deux premières transitions, mais également sur la troisième, afin d’appréhender ses conséquences sur son développement. Fait-on la même agriculture dans un monde où les personnes âgées sont plus nombreuses ? Cultive-t-on les mêmes plantes ? Élève-t-on les mêmes animaux ? Pense-t-on les circuits de distribution et de vente de la même manière ?
Conclusion
L’hybridation, dans le domaine agricole – comme dans tous les autres secteurs d’ailleurs –, n’est pas une simple « stratégie » ou un énième concept à la mode ; il s’agit bien d’un projet de société, d’une certaine vision du monde, d’un certain rapport à la réalité, c’est-à-dire à la nature, à l’animal et à l’homme. C’est bien ce « nouveau contrat naturel » qu’il convient de construire désormais et les signaux faibles qui ont été identifiés plus haut sont autant d’éléments qui éclairent un chemin et montrent qu’il y a là une espérance possible. L’agriculture en hybridations sera une agriculture capable de devenir un véritable point de repère dans notre société.
La figure du centaure – figure de l’hybridation par excellence – était presque systématiquement décrite comme un être menaçant. Or, il est temps de réécrire ce mythe et de voir en lui un messager, qui, avec sa flèche, nous indique l’avenir et les moyens de nous hybrider pour nous réconcilier avec lui !
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