"Comment l’intelligence artificielle modifie-t-elle nos identités professionnelles ?" - Tribune de la philosophe Gabrielle Halpern dans la Harvard Business Review
- gabriellehalpern
- 9 nov.
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Dernière mise à jour : 10 nov.

La philosophe Gabrielle Halpern a mené un travail de recherche au cours des années 2024-2025, afin de réfléchir à la manière dont l'intelligence artificielle pourrait faire évoluer les identités professionnelles. Pour ce faire, elle a notamment exploré l'état de l'art de la littérature scientifique, en particulier des sciences cognitives, et a mené de nombreux entretiens de terrain auprès de professionnels de divers horizons et secteurs (juristes et avocats, médecins, artisans, ingénieurs, etc.).
A l'issue de ce travail de recherche, elle a publié une note de prospective accessible à tous, à la Fondation Jean Jaurès, ainsi que plusieurs tribunes dans la presse, dont cette tribune dans la Harvard Business Review France.
"Plusieurs philosophes ont théorisé un lien inextricable entre nos actes et notre identité. Ainsi Aristote écrivait-il dans Éthique à Nicomaque que « les choses qu’il faut avoir apprises pour les faire, c’est en les faisant que nous les apprenons : par exemple, c’est en construisant qu’on devient constructeur et en jouant de la cithare qu’on devient cithariste ; ainsi encore, c’est en pratiquant les actions justes que nous devenons justes, les actions modérées que nous devenons modérés et les actions courageuses que nous devenons courageux »[1]. En deux mots, pour être, il faut faire ; on fait son être et l’identité est le fruit d’une action répétée. D’autres philosophes se sont inscrits dans cette philosophie de l’être par le faire, Jean-Paul Sartre, par exemple, qui a écrit, des siècles plus tard, que ce sont nos actes qui nous font, que « seuls les actes décident de ce que l’on a voulu »[2], que le faire est révélateur de l’être et qu’en faisant, on se fait[3]. On est ce que l’on fait, on devient ce que l’on fait", Gabrielle Halpern
"Ces hypothèses philosophiques ont été éprouvées par différentes expériences en sciences cognitives récentes et s’en sont révélé fortifiées. On peut citer la fameuse étude[4] sur le cerveau des chauffeurs de taxi londoniens n’utilisant pas de GPS pour conduire leurs clients. Grâce à l'imagerie par résonance magnétique (IRM) utilisée par la neurologue Eleanor Maguire, l'IRM a révélé que leur cerveau présente un développement très supérieur à la normale de la partie postérieure de l'hippocampe, une région du cerveau qui joue un grand rôle dans l'orientation spatiale. Tout se passe comme si, en l’absence de GPS et dans la nécessité de connaître par cœur la moindre rue de Londres, leurs neurones s’étaient développés sous l'effet d'une sorte de musculation cérébrale. Si l’habit ne fait pas toujours le moine, aurait-on néanmoins le cerveau de son métier ? De la même manière, le neurologue Lionel Naccache explique[5], expériences à l’appui, que les circuits synaptiques se renforcent à chaque action répétée, facilitant ainsi la consolidation d’un automatisme", Gabrielle Halpern
"Mais maintenant la question qui se pose est la suivante : je suis ce que je fais, mais si je délègue une partie de ce que je fais à un outil d’intelligence artificielle, suis-je toujours le même ou vais-je devenir quelqu’un d’autre ? Un avocat, un architecte, un menuisier ou un enseignant ont-ils toujours la même identité de métier à l’ère de l’intelligence artificielle ? Si c’est en forgeant que je deviens forgeron, suis-je toujours forgeron si je délègue une part de mon activité à ChatGPT ? Ai-je encore le cerveau d’un forgeron ?", Gabrielle Halpern
"Tout d’abord, si l’intelligence artificielle apporte une expertise - du savoir -, elle tend de plus en plus à agir, quand elle est dite générative. L’outil informatique peut produire des conclusions juridiques, faire un bilan radiologique, produire des plans architecturaux, écrire un contrat ou générer un site internet de bout en bout. Cela signifie que la théorie et la pratique, propres à tout métier et constitutives de toute identité de métier, peuvent être de plus en plus déléguées à l’intelligence artificielle au sein de professions de plus en plus nombreuses. Une hypothèse se dessine - le fait de déléguer une part de son activité à l’intelligence artificielle peut avoir un impact direct sur le cerveau - qui semble confirmée en creux par l’étude des chauffeurs de taxi londoniens, puisque ces derniers n’utilisent pas de GPS, donc leurs neurones ont pu se développer ainsi sous l'effet d'une sorte de musculation cérébrale, ce qui n’est pas le cas des chauffeurs de taxi utilisant un GPS. Par ailleurs, une étude[6] du MIT a montré l’impact cognitif de l’usage de l’IA : l’étude de l’activité cérébrale des utilisateurs de Chat GPT montre que, sur le plan neuronal, linguistique et comportemental, ils sous-performent systématiquement par rapport aux personnes qui ne l’utilisent pas pour les mêmes tâches, 83,3% des utilisateurs sont incapables de citer des passages d’essais qu’ils avaient rédigés quelques minutes auparavant, plus de la moitié de la charge cognitive nécessaire pour écrire un essai sans aucune assistance diminue avec l’utilisation de l’IA provoquant une atrophie cérébrale, et enfin, dans le temps, écrire avec Chat GPT ferait accumuler une « dette cognitive » rendant difficile un retour à une activité cérébrale normale pour les tâches effectuées sans IA générative. Si le cerveau porte de moins en moins la marque distinctive de l’activité professionnelle lorsque celle-ci a recours à l’intelligence artificielle, on peut émettre l’hypothèse selon laquelle des zones similaires de nos cerveaux vont de plus en plus se développer sous l’effet de l’intelligence artificielle, quelle que soit notre activité professionnelle. En effet, une étude[7] présentée au Forum 2024 de la Fédération des sociétés européennes de neuroscience (FENS) montre que les voix de l’IA stimulent principalement des zones cérébrales liées à la détection d’erreurs et à la régulation de l’attention, comme le cortex cingulaire antérieur et le cortex préfrontal dorsolatéral. D’autres études plus anciennes indiquaient déjà que les réponses cérébrales à la coopération avec une IA étaient plus « instrumentales », centrées sur la tâche, alors qu’avec un humain, elles mobilisaient davantage les circuits sociaux[8]. Plus les professionnels vont utiliser les outils d’intelligence artificielle générative, plus ils pourraient développer les mêmes zones du cerveau touchant au traitement analytique, conduisant à une forme d’uniformisation cognitive, et peut-être professionnelle", Gabrielle Halpern
Une singularité de l’activité cérébrale moins marquée conduirait-elle à des identités professionnelles moins marquées, elles aussi ? De nombreux entretiens menés avec des professionnels de divers secteurs enseignent plusieurs choses : la prégnance de l’identité professionnelle dépend étroitement de l’usage qui est fait de l’intelligence artificielle et de la relation nouée avec elle - le professionnel peut maîtriser et s’approprier l’outil, peut travailler en complémentarité avec lui ou se laisser assimiler par lui -, mais aussi, plus subjectivement, de la relation propre et singulière qu’un professionnel entretient avec son métier ou sa fonction. L’effacement des identités professionnelles, leur mutation ou leur renforcement dépendront, là encore et comme toujours, de nos actes. L’enjeu crucial va être désormais de savoir ce qu’il convient de déléguer ou non à l’intelligence artificielle et, à partir de là, de dessiner les professionnels que nous souhaitons devenir", Gabrielle Halpern
[1] Aristote, Ethique à Nicomaque, Livre II, chapitre 1 http://athenaphilosophique.net/wp-content/uploads/2019/07/Aristote-Léthique-à-Nicomaque.pdf
[2] Jean-Paul Sartre, Huis clos, Jean-Paul Sartre, éd. Gallimard, 2000.
[3] Jean-Paul Sartre, L’Etre et le Néant, Gallimard, 1976.
[4] Maguire, E. A., Gadian, D. G., Johnsrude, I. S., Good, C. D., Ashburner, J., Frackowiak, R. S. J., & Frith, C. D. (2000). Navigation-related structural change in the hippocampi of taxi drivers, PNAS, 97 (8).
[5] Lionel Naccache, Quatre exercices de pensée juive pour cerveaux réfléchis, In Press, 2003.
[8] Chaminade T, Rosset D, Da Fonseca D, Nazarian B, Lutcher E, Cheng G and Deruelle C (2012) How do we think machines think? An fMRI study of alleged competition with an artificial intelligence. Front. Hum. Neurosci. 6:103. doi: 10.3389/fnhum.2012.00103."

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