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  • Photo du rédacteurgabriellehalpern

Tribune - "Pour de nouveaux regards"



Le poète Jacques Roubaud écrivait dans son recueil Quelque chose noir : « le regard humain a le pouvoir de donner de la valeur aux êtres ; cela les rend plus coûteux ». Ainsi le regard aurait-il une sorte de pouvoir magique... Cette idée est séduisante et nous enorgueillit, mais elle s’accompagne immédiatement d’une question terrible : sans regard, pas de valeur ? Si l’on y réfléchit bien, dans cette conception des choses, la responsabilité immense confiée à nos regards est vertigineuse ! Comme nous ne pouvons pas tout regarder, serions-nous contraints, bien malgré nous, à des choix sacrificateurs, qui transformeraient rapidement notre responsabilité en culpabilité ? Coupables de regarder ce et ceux qui ne le méritent pas ; coupables de ne pas regarder ce et ceux qui l’auraient mérité…


D’aucuns pourraient nous répondre : non, aucune culpabilité à avoir, le cerveau humain est le jouet de biais cognitifs manipulant son attention. Ainsi si je prête attention à telle information, parce qu’elle vient valider mon opinion, est-ce tout simplement en vertu du biais de confirmation. Si je ne me souviens que des premiers éléments de la liste de course que j’avais rédigée et que j’ai oubliée chez moi, ou si je tombe amoureuse du premier venu, cela vient du biais de primauté. Si je donne plus de valeur à une chose rare qu’à un produit disponible en abondance, c’est à cause de l’effet de rareté. Notre attention peut aussi subir l’effet d’entraînement et se tournera vers telle ou telle chose, du seul fait que le collectif s’y intéresse.


Outre le fait que cela ôte toute authenticité, toute bonne foi, toute sincérité à nos attentions, c’est comme si le naturel des biais cognitifs enlevait aussi toute responsabilité à l’action de « prêter attention à ». Mon cerveau est fait ainsi, il n’est pas parfait, pas de chance, je n’y peux rien, la faute à la biologie ! Cela est trop facile et notre connaissance des biais cognitifs, - et du cerveau, en général -, ne doit en aucun cas servir de levier de déresponsabilisation. De la même manière qu’il nous faut faire l’effort de regarder nos angles morts lorsque nous conduisons une voiture, nous devons prêter attention à nos angles morts, lorsque nous conduisons notre vie.


Cela est vrai pour l’individu, comme pour une organisation, telle qu’une entreprise ou une institution publique. Alors que sous l’effet d’entraînement, de nombreuses banques imitent leurs concurrentes et revendent massivement leurs agences bancaires locales croyant aller dans le sens de l’histoire et suivre la transition numérique, elles ne prêtent pas attention aux grands acteurs du numérique, - des pure players -, qui, eux, ayant un sens de la géographie, se tournent de plus en plus vers le territoire, la proximité, le physique et le présentiel… Alors que le biais de confirmation invite les entreprises à stocker toutes leurs données sous un format numérique et à tendre de plus en plus vers un « tout numérique », elles doivent être attentives à la possibilité d’un virus informatique. L’effet de rareté transforme les data scientists en prophètes que tout le monde s’arrache, alors que d’autres profils, d’autres expertises, abondants aujourd’hui, pourraient devenir la pierre philosophale de demain. Et ainsi de suite.


Si les biais cognitifs ne doivent pas être considérés comme une excuse de ne pas prêter attention à tout et s’il faut constamment regarder les angles morts de ces biais, cela pose une question encore plus épineuse : et s’il y avait autre chose que les biais cognitifs qui nous faisait rejeter certains éléments volontairement, parce qu’ils nous gênent, parce que nous ne voulons pas les voir, parce qu’ils n’entrent pas dans nos cases, parce que nous avons le sentiment qu’ils nous menacent, parce que nous sommes terrorisés à l’idée que tout contact avec ces réalités hybrides [1] nous métamorphose ?


De quoi nos angles morts sont-ils le nom ? Ils sont le nom de nos angoisses et de nos dogmes. Les entreprises, les institutions publiques, les individus, les sociétés, personne n’échappe à l’idéologie, au sens où l’entendait Hannah Arendt, c’est-à-dire à la logique d’une idée, d’une opinion. Lorsqu’une idéologie nous étreint, il devient difficile de faire un pas de côté hors de ses dogmes. De A, nous sommes mécaniquement conduits vers B, puis C, puis D, etc. Ainsi en est-il des constructeurs de téléphone qui ne s’imaginaient pas qu’un téléphone puissent servir à autre chose qu’à téléphoner ; ainsi en sera-t-il des chaînes hôtelières, des constructeurs automobiles ou encore des acteurs de l’immobilier. Ceux qui s’enferment dans une logique identitaire, - mon métier, c’est ceci ; mon secteur d’activité, c’est cela -, sont voués à l’échec. De même pour les individus ou pour les sociétés. En prêtant enfin attention, une attention bienveillante, à ces centaures [2] qui n’entrent pas dans nos cases, à nos angles morts, aux pas de côté nécessaires pour y accéder, nous serons capables de briser ces petites idéologies du quotidien et de nous réinventer véritablement.



[1] Gabrielle Halpern, Tous centaures ! Eloge de l’hybridation, Le Pommier, 2020. [2] Gabrielle Halpern, Tous centaures ! Eloge de l’hybridation, Le Pommier, 2020.

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