Radio RCJ: "Elias Canetti: Nos peurs et nos monstres"

Cette chronique est présentée par Gabrielle Halpern chaque mardi dans le journal de 12h sur la radio RCJ et vous offre un regard philosophique sur l'actualité.

« Pardonnez-moi de vous poser la question d’une manière aussi abrupte, mais, de quoi avez-vous peur ? Avez-vous peur d’être agressé dans la rue ? Avez-vous peur de perdre votre emploi ? Avez-vous peur de perdre ceux que vous aimez ? Avez-vous peur de sauter en parachute ? Avez-vous peur d’être malade ? Avez-vous peur de dire à celui que vous aimez que vous l’aimez ? Avez-vous peur des guêpes ? Avez-vous peur des attentats ? Avez-vous peur des embouteillages ? Avez-vous peur de mourir ? Vous n’avez peut-être pas fait une liste de vos peurs, comme moi, mais je me demande quand même une chose : avez-vous toujours les mêmes peurs ou vos peurs ont-elles évolué ? Ont-elles grandi, vos peurs ? Ont-elles vieilli avec vous ? J’y pense très souvent à mes peurs, je pense aussi à tout ce qu’elles m’empêchent de faire. Et vous? Vous y pensez souvent à vos peurs ? Cela vous arrive-t-il de penser aussi à tout ce qu’elles vous empêchent de faire ? Moi, je ne pense pas seulement à ce qu’elles m’empêchent de faire, je pense aussi à ce contre quoi elles me protègent… Quand j’étais petite, j’avais peur des monstres sans y croire ; maintenant que je suis adulte, j’en ai toujours autant peur. La différence, c’est que maintenant, je sais qu’ils existent. Quand on allume la radio, la télévision ou n’importe quelle application d’un réseau social, il y a de quoi démultiplier ses peurs… Alors, comme c’est un sujet d’actualité et comme ma chronique philo s’intéresse à l’actualité, pas à l’actualité brûlante, mais à l’actualité éternelle, à ce qui sera toujours d’actualité, même quand nous serons morts et que nos peurs seront encore vivantes, je vous propose de réfléchir à nos peurs, à vos peurs aussi.

Évidemment, pour y réfléchir, nous allons suivre l’un de mes maîtres à penser, l’un des plus grands intellectuels du XXe siècle, Elias Canetti. Dans son autobiographie, il écrit la chose suivante : « Rien de plus vivace que la peur, sans elle, nous serions bien peu de choses. C’est une tendance caractéristique de l’homme que de s’abandonner à la peur. Point de peur qui se perde, mais les cachettes de la peur sont insoupçonnables. Parmi tout ce qui existe en l’homme, ce sont peut-être bien les peurs qui se transforment le moins. Quand je songe à mes jeunes années, ce sont mes peurs, infiniment nombreuses, que je reconnais avant tout. Il en est, parmi elles, que je ne découvre qu’aujourd’hui, il en est d’autres que je ne découvrirai jamais ; en elles réside, me semble-t-il, le mystère qui me donne envie de vivre éternellement »[1].

Dans ce monde où tout change, tout le temps, - y compris ce que nous considérions comme le plus immuable -, Elias Canetti nous donne de quoi méditer : nos peurs, elles, se transforment peu. La peur que nous ressentions, enfant, de la solitude, est demeurée intacte, tandis que nous avons grandi, mûri, vieilli. Notre peur de la mort, quant à elle, n’a pas pris une ride, en comparaison de nos visages et de nos mains. C’est presque un scandale de penser que tout ce qui est sur cette terre est voué à la transformation, à la vieillesse, sauf nos peurs, éternels centres de notre gravité. Un scandale… Ou un extraordinaire soulagement, qui peut nous aider à les considérer davantage comme des amies que comme des adversaires. Si leur découverte est vertigineuse, si leur éternelle jeunesse, leur invariabilité est bouleversante, leur existence pourrait même paradoxalement constituer une sorte de point de repère, qui, comme tous les points de repère, nous aide à nous maintenir vivant ».

[1] Elias Canetti, Histoire d’une jeunesse : la langue sauvée, Albin Michel, 2005.

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Pour écouter la chronique en entier, rendez-vous sur le site de RCJ: https://radiorcj.info/emissions/philosophie-gabrielle-halpern/

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