"La crise de l'urbain est une crise du trop" - Interview de la philosophe Gabrielle Halpern dans La Tribune Dimanche

A l'occasion du supplément du journal La Tribune Dimanche consacré à la question du climat en perspective des élections municipales, la philosophe Gabrielle Halpern a partagé son regard avec les lecteurs dans une interview.

"La question du climat est devenue une urgence et il est donc intéressant d’en avoir fait le thème de ce supplément en vue des élections municipales. Cependant, il ne faudrait pas que cette question conduise à un débat « pour ou contre l’écologie », ni à une réflexion réduite à la dimension urbaine du sujet. En effet, lorsque nous pensons aux territoires, nous sommes trop souvent tentés de penser « villes » - et même « métropoles » - et non « villages » ; de penser « l’urbain » et d’oublier le « rural ». Or, le débat autour du climat pour les municipales ne doit surtout pas se restreindre aux villes, mais il devrait nous conduire à nous poser une question plus large : quel est le développement territorial de demain ? Pas seulement le développement territorial urbain, mais le développement territorial de notre pays, dans son ensemble ? Cette nécessité d’élargir la question s’inscrit dans mes travaux de recherche en philosophie sur le concept d’hybridation dans lesquels j’explore les implications néfastes de notre manière tellement catégorielle de voir le monde : il y a la ville, la campagne, les agriculteurs, les startupers, les jeunes, les seniors… En pensant le monde ainsi, en mutilant ainsi la réalité, en la découpant en morceaux que nous rangeons dans des cases, nous maltraitons le monde, nous passons à côté de la réalité. Et surtout, nous créons et cultivons des frontières artificielles et absurdes entre les territoires, entre les secteurs, entre les citoyens qui viennent renforcer les fractures dans notre société. La question du climat doit dépasser le clivage ville/campagne et aboutir à cette problématique : eu égard aux aspirations humaines, aux défis économiques, écologiques et sociaux de notre siècle, comment repenser le développement territorial de notre pays (pour qu’il y ait notamment une meilleure justesse de ce développement avec les enjeux climatiques) ? Comment repenser notre manière de faire territoire ?", Gabrielle Halpern

"Depuis des années, de nombreuses études parlent d’une crise de la ruralité, même s’il est toujours difficile de généraliser puisqu’il y a des ruralités, qui connaissent des réalités très différentes. Comme des travaux existaient déjà sur le sujet, il me semblait plus intéressant d’explorer autre chose, en partant d’une hypothèse : on parle toujours d’une crise du rural et des inconvénients du rural face à l’urbain, mais il se pourrait bien que le rural ait des forces qui soient à même d’inspirer l’urbain. A l’origine de ce travail de recherche, je suis partie d’un paradoxe profond : en quelques siècles, la ville semble s’être imposée comme le modèle de développement territorial par excellence, au point d’entraîner une forme de crise des territoires ruraux, comme s’ils étaient surannés ou inadaptés aux exigences modernes. Cependant, ces dernières années, un certain nombre de facteurs ont fait craquer à maints endroits le vernis de l’urbain au point d’en révéler des failles béantes et grandissantes. Si l’on entend parler d’une crise du rural depuis un certain temps, il se pourrait bien que nous vivions à l’aube d’une crise de l’urbain, comme s’il y avait une prise de conscience progressive de ce que ce modèle de développement territorial n’est en réalité pas adapté – ou n’est plus adapté – aux aspirations humaines et aux défis économiques, écologiques ou encore sociaux de notre siècle. J’ai donc voulu analyser le modèle de développement rural, à travers différentes dimensions, pour mieux comprendre sa philosophie territoriale et voir dans quelle mesure le rural pourrait inspirer l'urbain. En effet, du fait de leurs spécificités, il semblerait que les territoires ruraux aient développé des manières d'entreprendre, de travailler, de penser les liens sociaux qui pourraient inspirer les acteurs urbains, voire les aider à se réinventer. Tout au long de l’année 2025, j’ai donc mené de nombreux entretiens de terrain avec des parties prenantes très diverses pour explorer le monde rural et voir dans quelle mesure il pouvait inspirer le monde urbain. Dans mon étude, l’une des choses qui m’a interpellée est la crise sous-jacente de l’urbain, dont on entend moins parler dans le débat public, qui est basé sur un développement territorial à bout de souffle et qui n’est plus adapté aux aspirations humaines et aux défis économiques, écologiques ou encore sociaux de notre siècle", Gabrielle Halpern

"L’habitant de la ville, nostalgique, tente de renouer avec la nature. C’est à mes yeux le symptôme d’une crise… La crise que nous traversons n’est pas économique, financière, sociale, écologique, institutionnelle, territoriale ou politique ; ce que nous vivons, c’est avant tout une crise de notre rapport à la réalité, comme si les liens avaient été rompus entre la nature et la société. Nous sommes dans une époque où nous rêvons d’univers virtuels, de réalités alternatives, d’habitats extraterrestres, - qui sont autant de fuites symptomatiques de notre difficulté à habiter le monde. En effet, combien d’enfants pensent-ils que les carottes râpées poussent dans les placards ? Combien sont-ils à confondre les concombres et les courgettes, comme une récente étude l’a montré ? Cette méconnaissance est révélatrice d’une terrible tendance de notre société : si nous sommes de plus en plus connectés au virtuel, nous sommes de plus en plus déconnectés du réel. Nous avons mis en œuvre un développement territorial qui nous éloigne du réel – et la nature fait partie de ce réel - et nous fait vivre dans des territoires « artificiels », minéralisés ; il est donc temps effectivement de revenir à une forme de bon sens et voir en quoi le rural pourrait inspirer l’urbain. Des pays d’Europe de l’Est, d’Europe centrale et d’Europe du Nord l’ont parfaitement compris : à l’inverse de nous, en France, qui avons créé des jardins dans les villes, nos voisins ont créé des villes dans les jardins…", Gabrielle Halpern

Pour lire l'interview en entier: https://www.latribune.fr/article/la-tribune-dimanche/politique/2162571244827/gabrielle-halpern-philosophe-la-crise-de-l-urbain-est-une-crise-du-trop

Pour découvrir le travail de recherche de Gabrielle Halpern publié par la Fondation Jean Jaurès: https://www.jean-jaures.org/publication/et-si-le-rural-inspirait-lurbain-pour-une-nouvelle-approche-du-developpement-territorial/

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