Tribune de Gabrielle Halpern, Philosophe
"Jamais nous n’avons autant été entourés d’images : que ce soit celles qui nous sont imposées dans l’espace public à travers les publicités, celles dans lesquelles nous sommes noyés au bureau à travers les présentations sous forme de slides, celles qui nous mettent en émoi sur les réseaux sociaux, les films et les séries proposées par les plateformes ou encore celles que nous fabriquons en série, en prenant en photo notre chat, notre flan aux pruneaux ou notre nouvelle coupe de cheveux. Cette démultiplication des images et leur omniprésence dans notre quotidien n’auraient-elles pas une influence sur nous, sur notre manière d’être et de vivre ? Cette question est d’autant plus intéressante à poser que l’intelligence artificielle dite générative est en mesure de fabriquer des images d’une manière automatisée, ce qui va accroître encore leur nombre autour de nous. Mais qu’est-ce que ces images font de nous ?
Si elles titillent notre regard et notre attention et les mettent sans cesse en éveil et en alerte, faisant de la vue le sens en passe d’être le plus développé chez l’être humain, force est de constater qu’elles conduisent l’une de nos facultés à se mettre en veille, en sourdine, voire à l’arrêt : notre faculté d’imagination. Oui, la démultiplication des images autour de nous tend à rendre de plus en plus notre imagination paresseuse. Cela s’explique d’ailleurs très aisément : pourquoi aurions-nous besoin de fournir un effort pour créer mentalement une image, alors même que des images sont omniprésentes autour de nous et présentées comme sur un plateau d’argent ? Nul besoin d’imaginer ce qu’est en train de m’expliquer mon directeur général : la stratégie de l’entreprise est traduite en image sous mes yeux, à l’aide d’une iconographie faites de camemberts, de diagrammes en bâtons et de schémas. Nul besoin d’imaginer mes amis, mes collègues et mes frères et sœurs : leurs photos et leurs vidéos sur les réseaux sociaux m’en révèlent plus que ce que je souhaitais savoir sur leurs dernières vacances en Espagne.
Le problème est qu’à force de déléguer à d’autres, qu’il s’agisse d’êtres humains ou d’outils numériques, cette faculté d’imagination, nous risquons de la voir mourir en nous, faute d’avoir su la cultiver. Comme toutes les facultés humaines, l’imagination se travaille, elle est en puissance, mais elle n’est jamais acquise pour toujours, et, telle un muscle, elle nécessite de l’entraînement. Vous pourriez penser que cette faculté humaine n’est peut-être pas si indispensable que cela et que l’évolution de notre espèce la fera disparaître, sans que cela ne soit si problématique pour nous, puisque nous aurons su la déléguer à d’autres…
Oui, sauf que c’est oublier que l’imagination joue un rôle beaucoup plus important qu’il n’y paraît..."
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