Cette chronique est présentée par Gabrielle Halpern chaque mardi dans le journal de 12h sur la Radio RCJ et vous offre un regard philosophique sur l'actualité.
Je vous parle souvent d’Elias Canetti, - qui est à mes yeux l’un des plus grands intellectuels du XXe siècle -, parce qu’il m’a beaucoup inspirée dans mes travaux de recherche en philosophie. J’aimerais lui dédier cette chronique pour vous montrer à quel point son œuvre était visionnaire et d’une criante actualité. A propos des métamorphoses, il écrivait que : « bien peu se rendent compte qu’ils lui doivent le meilleur de ce qu’ils sont ». Nos identités nous cristallisent, nous immobilisent, nous enferment[1]. A l’inverse, la métamorphose est la seule issue possible permettant d’échapper à l’immobilisme, à la puissance et au regard de l’autre et de se remettre en mouvement. Dans sa volonté de remettre la métamorphose au cœur de l’être humain, Canetti veut aussi nous rappeler notre proximité avec les autres animaux, puisque tous les vivants ont en partage ce formidable pouvoir. Pour reprendre les mots du professeur en études germaniques, Olivier Agard, la métamorphose est définie comme « une disposition spontanée de l’homme, une expression de sa vitalité archaïque », « la possibilité quasi magique de se transformer en toutes choses ou de « transformer toutes choses »[2]. Le tyran apparaît donc comme celui qui veut empêcher les métamorphoses des autres, et ainsi les vider de toute vitalité.
Cette idée résonne étrangement dans notre monde actuel : le projet de société idéal serait-il celui qui permet, facilite les métamorphoses de chacun au lieu de les assigner à résidence d’une identité, d’un métier, d’une formation, d’un diplôme (ou d’une absence de diplôme), d’un milieu socio-économique, d’un territoire, d’une origine culturelle différente ? Contre l’identité, contre « le culte de la pureté »[3], contre « la pulsion d’homogénéité »[4], Canetti nous propose la métamorphose, comme liberté, comme égalité et comme fraternité. Cette idée résonne aussi dans le monde professionnel, social et politique : le phénomène de « Grande Démission » aux Etats-Unis, la crise de sens au travail, dont des signes apparaissent aussi en France, n’est-elle pas une révolte contre l’interdit ou l’empêchement de la métamorphose qui peut régner dans certaines entreprises ou certaines administrations ?
Le rôle des parents, des professeurs, des managers, - et par extension, celui du dirigeant de l’entreprise ou de l’institution publique -, la responsabilité d’un vrai chef d’État ne sont-ils pas de rendre les métamorphoses possibles[5] ? »
[1] Gabrielle Halpern, « Tous centaures ! Eloge de l’hybridation », Le Pommier, 2020. [2] Olivier Agard, Revue Europe, Elias Canetti, « L’anthropologie politique d’Elias Canetti », p. 19. [3] Halpern Gabrielle, Penser l’Hybride, Thèse de doctorat en philosophie, 2019 ; http://www.theses.fr/2019LYSEN004 [4] Halpern Gabrielle, Penser l’Hybride, Thèse de doctorat en philosophie, 2019 ; http://www.theses.fr/2019LYSEN004 [5] Gabrielle Halpern, « La Fable du centaure », Humensciences, 2022 (bande dessinée illustrée par Didier Petetin).
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