Tribune de la philosophe Gabrielle HALPERN publiée dans le magazine L'Express le 17 octobre 2022
Le débat public des dernières semaines a été particulièrement tendu et laisse imaginer le pire pour la campagne des élections présidentielles françaises prévues en mars 2022. Que ce soient les candidats déclarés, les candidats non encore déclarés, les candidats potentiels, les chroniqueurs sur les plateaux télévisés ou radiophoniques ou les citoyens sur les réseaux sociaux ou ailleurs, il est troublant de constater le niveau de haine qui transpire des propos échangés.
En fait, ce qui est étonnant, c’est la manière dont certains projets politiques, dont certaines idées politiques, s’organisent, se structurent même, autour de la haine d’une partie de la population.
Certains haïssent les riches, d’autres haïssent les pauvres ; certains montrent les personnes âgées du doigt, tandis que d’autres accusent la jeunesse ; certains pointent une religion, tandis que d’autres pointent une autre religion ; certains accusent l’Europe, tandis que d’autres accusent l’Allemagne ou la Chine ; certains vilipendent l’élite ou les bobos, tandis que d’autres vilipendent le peuple ; certains accusent la banlieue, tandis que d’autres accusent Paris ; certains montrent à la vindicte populaire les élus, tandis que d’autres vouent aux gémonies les journalistes ; certains haïssent les assistés, tandis que d’autres haïssent les technocrates…
Cela pose une vraie question philosophique : a-t-on réellement besoin de désigner un bouc émissaire pour convaincre ? Pour rassembler autour de soi ? Pour se faire élire ? L’existence d’un bouc émissaire est-elle nécessaire pour justifier une vision politique, un projet de société? La haine serait-elle plus fédératrice ? Ne pourrait-on pas imaginer un projet politique sans bouc émissaire ? Les citoyens ne pourraient-ils pas être unis, tout court, sans être unis contre quelque chose ou contre quelqu’un ? Laisseront-ils leurs haines voter pour eux ? En serait-on arrivé à un seuil où c’est « Dis-moi qui tu hais, je te dirai pour qui tu votes » ?
Il s’agit là d’un vieux débat d’idées, mais dont l’actualité pose question. De la même manière, les écrits de René Girard sur le bouc émissaire prennent une dimension nouvelle dans le monde contemporain. Rappelons-le, le bouc émissaire était à l’origine un individu ou un groupe choisi pour être chargé de tous les maux de la Cité. Victime sacrificielle, il fallait le retrancher de la Cité pour combattre une calamité ou chasser une force menaçante. Pour René Girard, le bouc émissaire a pour fonction d’exclure la violence interne à la société vers l’extérieur de cette société. La désignation d’un bouc émissaire serait-elle donc un passage obligé pour toute personne aspirant aux plus hautes fonctions de l’État ? Si le débat politique s’organise autour d’un combat et d’un rapport de force entre des haines, - et se résume à cela -, cela peut être le signal faible d’un degré de violence tel au sein de notre société que ses mécanismes régulateurs se sont emballés et partent dans tous les sens. Aujourd’hui, personne n’est à l’abri d’être un bouc émissaire ! Cela aboutit à une situation absurde : en étant aussi opposées les unes aux autres, ces haines ne peuvent pas s’additionner ; elles ne peuvent que s’annihiler. Le véritable homme d’État sera celui qui parviendra à convaincre les Français qu’il y a peut-être une manière plus intelligente de résoudre nos maux et de reprendre le goût de l’avenir que de passer notre vie à vilipender des boucs...
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