Crédits photo @Frédérique Touitou
A l'occasion de la parution de sa bande dessinée, "La Fable du centaure" (Humensciences, 2022, illustrée par Didier Petetin), la philosophe Gabrielle Halpern a été interviewée par le journaliste Matthieu Deprieck dans le journal L'Opinion.
Vos travaux de recherche portent sur l’hybridation. Comment définissez-vous ce concept ?
L’hybridation consiste à rapprocher des choses, des personnes, des activités, des usages ou des fonctionnalités qui n’avaient a priori pas grand-chose à voir ensemble ou qui pouvaient sembler contradictoires. Ces mariages improbables produisent des tiers-lieux, des tiers-services, des tiers-objets ou des tierces-économies comme l’économie sociale et solidaire. Le champ d’application est infini. Le téléphone n’est plus seulement un téléphone mais aussi une télévision, un journal, un appareil photo. Les métiers, les secteurs, les technologies s’hybrident aussi. A l’échelle des territoires, avec la végétalisation, les fermes ou potagers urbains, la frontière entre les villes et les campagnes s’estompe… L’hybridation est la grande tendance du monde qui vient !
Un domaine semble échapper à toute hybridation : le milieu politique.
Les partis n’ont pas pris conscience de cette hybridation que vivent les Français.Le personnel politique, local ou national, découpe le corps citoyen en morceaux et propose des programmes catégoriels. Ce marketing politique renforce les fractures et les silos. On ne peut pas penser la banlieue sans le cœur de ville, les start-up sans les artisans, les jeunes sans les personnes âgées, sauf à créer des clivages.
En refusant l’hybridation, le monde politique est-il en train de s’isoler ?
Pire, il régresse. Avant, les partis représentaient des écoles de pensée. Ils dispensaient des formations intellectuelles ; ils ne sont plus aujourd’hui que des machines logistiques. Ils cherchent des mesures chocs ; ils ne cherchent plus des idées (...).
Vous avez travaillé en cabinets ministériels. Quelle leçon en tirez-vous ?
Le devoir et la responsabilité du personnel politique est de proposer un projet de société avant un programme. Il ne doit pas tomber dans la démagogie et laisser croire qu’il peut consolider par des béquilles les repères qui vacillent. Il devrait plutôt fixer de nouveaux repères pour l’avenir. J’ai vu cela en cabinet ministériel. Les conseillers chargés de la rédaction des discours, les « plumes », étaient presque tous historiens. J’avais écrit un discours de présentation d’un projet de loi. Un homologue d’un autre cabinet s’était étonné que je ne commence pas celui-ci par un rappel historique. C’était pour lui la seule façon de lui donner du sens. Mais le sens ne se trouve pas dans le passé ! Le gouvernement ne présentait pas cette loi, parce qu’il y a un siècle était née telle profession, mais parce que le métier avait changé. Nous prenons tous le passé comme une grille de lecture et d’évaluation du futur. Mais en quoi le passé donne-t-il de la légitimité à quoique ce soit ? Nous souffrons de chronopathologie, d’un rapport malsain au temps. Tout cela est de la faute de cette sacro-sainte valeur morale nommée « la cohérence ». C’est à cause de la cohérence qu’on ne change pas de métier ou de vie et que l’on reste enfermé dans le passé…
Dans la bande-dessinée que vous publiez ces jours-ci, vous écrivez : "L’identité n’existe pas". C’est déstabilisant. Le débat politique ne cesse de parler d’identité. Il existe même une famille politique désignée comme "identitaire". L’identité n’existe pas ou nous en parlons trop ? Ce n’est pas la même chose.
Nous lui consacrons trop d’espace, c’est certain. Mais c’est également un fantasme, celui de l’existence d’un noyau permanent, intact de notre naissance à notre mort. L’identité étymologiquement signifie « ce qui est le même » : mais qui est le même ? Personne n’est ni ne reste le même ! Je préfère parler de « singularité ». La singularité, c’est ce qui fait que je suis « moi », que je possède une « unicité ». Mais cette singularité se réinvente tous les jours. L’identité est un refus de la métamorphose, alors que la métamorphose est le propre du vivant. Il n’y a que les morts qui ont une identité, il n’y a que les morts qui ne se métamorphosent plus. En s’accrochant à l’identité, on s’accroche en vain à l’immuable.
Vous nous parlez de l’identité personnelle. Quid de l’identité collective ?
La France éternelle n’existe pas non plus. Un pays, lui aussi, n’arrête pas de se métamorphoser. Il grandit, traverse des événements qui nous altèrent, nous nourrissent ou nous détruisent. Le politique a un rôle pédagogique. Il doit expliquer ces métamorphoses et leur donner du sens, plutôt que de les nier ou de les choisir. Par ailleurs, je rejette l’identitarisme comme le communautarisme. Ce sont les deux faces d’une même médaille. Dans ces deux cas, on assigne ou on s’enferme à résidence, on cherche la pureté et l’homogénéité, en rejetant l’altérité (...).
Vos thèses feraient convulser un conservateur.
Peut-être mais nous ne pouvons plus continuer comme cela, à nous enfoncer dans la juxtaposition. Nous sommes arrivés au bout de ce que nous pouvions supporter. Il faut changer de braquet. Sur le plan économique, même de grands chefs d’entreprises ont compris l’intérêt de mener une stratégie d’hybridation (...).
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